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FERDINAND ARNODIN - 1845-1924

Nathalie Abou-Isaac

 

 

Né en 1845 à Sainte-Foy-lès-Lyon, il oriente très tôt son instruction vers les matières techniques, suivant également des cours au Conservatoire des Arts et Métiers, qui vont lui permettre de bénéficier très tôt d'une formation mêlant des techniques modernes et classiques. Ses débuts professionnels vont avoir lieu dans la Compagnie Seguin, devenue entre-temps la Société Générale des Ponts à Péage, où le jeune Ferdinand est nommé inspecteur des ouvrages, lui permettant principalement d'observer de nombreux ponts modernes et d'envisager déjà des solutions économiques et pratiques aux problèmes rencontrés.

Fort d'une première expérience professionnelle au coeur des réalisations contemporaines, il décide, à vingt-sept ans, de fonder sa propre usine de construction métallique à Châteauneuf-sur-Loire, en 1872 : la Société ARNODIN, usine d'une surface de deux hectares et demi, située près d'une ligne de chemin de fer à l'entrée de la ville. Dès la création de son entreprise, Ferdinand s'entoure d'une équipe composée d'ingénieurs et de constructeurs. C'est en 1900 qu'il y associera Gaston Leinekugel-Le-Cocq, repreneur de la société à la mort de Ferdinand.

Cette première équipe est secondée de chefs de travaux recrutés sur place, charpentiers de formation, tout comme la plupart des ouvriers. A partir des années 1880, Ferdinand oriente ses recherches plus particulièrement vers de nouveaux perfectionnements concernant les ponts suspendus. C'est vers 1890 qu'il invente le câble à torsion alternatives particulièrement révolutionnaire et assurant une plus grande sécurité dans l'emploi qui pouvait en être fait sur ce type de construction. Il réalise par la même occasion une câbleuse permettant de le fabriquer dans les ateliers de Châteauneuf.

En 1893, il installe, en collaboration avec le constructeur De Palacio, son premier pont à transbordeur à Bilbao, en Espagne. Point de départ d'une longue série de constructions de ce type qui concrétisera l'originalité et la célébrité de son usine, on peut énumérer - outre les nombreux projets n'ayant pu aboutir - les ponts de Bizerte (Tunisie, 1898), Rouen (1899), Rochefort-Martrou (1900), Nantes (1903), Marseille (1905), Newport (Angleterre, 1906) et Bordeaux (inachevé, 1910).

Il dépose au total une douzaine de brevets concernant les spécificités de la construction métallique principalement, aussi bien pour les éléments de construction que pour l'outillage qu'elle nécessite (grue, riveuse, poutre, etc.).

La Société ARNODIN sera très active durant tout le début du siècle, Ferdinand expérimentant sans relâche de nouveaux systèmes, de nouvelles constructions jusqu'à sa mort en 1924 à l'âge de soixante-dix-neuf ans. Très proche des mouvements intellectuels les plus forts de son époque, Ferdinand ARNODIN ne pouvait envisager la connaissance, dans quelque domaine que ce soit, que sous la lumière des acquis historiques et scientifiques, globalité nécessaire à la création originale de monuments qui, en ce début de siècle, allaient être déterminants. Jeune responsable d'une entreprise ayant créé dans la région orléanaise un grand nombre d'emplois, il investit ainsi très tôt ses connaissances dans de multiples recherches, dépassant même le cadre de la construction métallique. Esprit ouvert, érudit et imaginatif, il nous semble évoluer, loin de tout empirisme, dans d'incessants travaux de perfectionnements où les spécificités de la construction trouvent dans l'expérimentation des valeurs de fiabilité.

Accomplissant de sensibles progrès dans la construction des ponts, il s'attacha surtout à en augmenter la stabilité grâce à de nouveaux modèles de câbles et de poutres. Principal inventeur du pont à transbordeur, ARNODIN met au point ici un système de traversée rapide et économique, sans obstruer le passage aux bateaux de haute mâture.

Moderne et original, ce très spectaculaire ouvrage est un témoin caractéristique de la grande activité de nos ports d'estuaire au début de ce siècle. Prenant son appui sur un objectif utilitaire et des considérations purement techniques, le pont métallique, lisible par ses éléments fonctionnels et bien que sans ornements superflus, s'impose comme un facteur d'art par sa monumentalité et l'équilibre de ses forces. Squelette rigide et barrière invisible, le spectacle du développement dans l'espace d'un étrange dialogue entre les vides et les pleins renouvelle la simplicité des moyens mis en oeuvre dans la définition de l'ouvrage d'art et l'intègre parfaitement au spectacle de la ville moderne.

Le pont transbordeur de Marseille est à cet égard un témoin spécifique des constructions métalliques de cette époque.

Son élaboration a tenu compte en effet tant des modèles précédents que des conditions locales - notamment de l'action non négligeable du vent. Le projet très détaillé fut étudié selon des méthodes graphiques afin de déterminer précisément le volume total et la quantité des pièces à usiner. De nombreuses études furent également entreprises afin de préciser les efforts que ces éléments auraient à endurer : le calcul de résistance des matériaux est en effet un point déterminant dans la conception de ces ouvrages.

Chaque détail étant ensuite précisément défini, la somme de ces travaux contenait alors toute l'information nécessaire à la mise en oeuvre de l'ouvrage. L'ingénieur pouvait dès lors évaluer le coût de la construction

selon le prix de base des matériaux. Une fois les pièces fabriquées dans les usines ARNODIN, elles furent acheminées par voie ferrée à Marseille, puis par voiture hippomobile sur le chantier du port, où chaque pièce, numérotée, était assemblée selon un plan précis préalablement déterminé. L'intérêt de la préfabrication des pièces garantissant la précision et l'efficacité du résultat, le chantier, même géographiquement éloigné de l'usine, permettait de disposer d'un personnel réduit mais spécialisé.

juin 1899: ARNODIN demande officiellement l'autorisation au Ministère des Travaux Publics de construire à l'entrée du Vieux-Port de Marseille un pont à transbordeur. Recevant un accueil favorable, son dossier est immédiatement transmis à la municipalité, à la Chambre de commerce et au service des Ponts et Chaussées de la ville.

N'ayant pour sa part fait aucune tentative jusqu'alors pour régler ce problème de circulation autour du port, celle-ci reçoit donc opportunément ce projet. Proposé sous la forme d'une concession, comme ARNODIN l'avait déjà pratiqué dans les villes de Rouen Rochefort et Nantes, la municipalité n'a ainsi aucun frais de construction à prendre à sa charge. L'entreprise ARNODIN supporterait en effet à elle seule le coût de l'édification et gérerait le fonctionnement du pont pour une durée de soixante-quinze ans, après quoi elle était tenue de remettre à l'État les ouvrages en bon état d'entretien. Ce système de gestion devait permettre de rembourser l'exécution de l'ouvrage par le prix du passage de la traversée : ARNODIN ayant envisagé un trafic important sur la nacelle, les sommes recueillies devaient suffire à rembourser le pont : chaque exploitation pouvait ainsi être autonome, dans la gérance de son entretien et de son personnel.

La ville se voyait donc offrir, sans frais aucun, un bâtiment particulièrement utile. Arnodin appuyait de plus son projet sur une description précise de la problématique du port, sa situation au coeur du trafic commercial et en fonction des nouveaux quartiers industriels, les différents parcours possibles et leur longueur. Constatant que le seul passage d'un quai à l'autre se faisait alors par deux services insuffisants de bac à vapeur, il appuie également son analyse sur l'intérêt social et économique que pourrait engendrer une traversée plus rapide. Pertinente et concise, cette présentation de la situation marseillaise permettait à ARNODIN de développer ensuite les avantages du système du pont à transbordeur, seul capable de résoudre la situation. Difficile en effet pour la municipalité de résister à un projet soumis avec tant d'efficacité.

 

Entre les premiers rapports des ingénieurs du port sur le projet ARNODIN, en décembre 1899, et le début des travaux de construction, en décembre 1903, quatre longues années de délibérations vont s'écouler. Les différents services de la ville vont être particulièrement exigeants quant aux conditions de sécurité de la construction : Arnodin devra fournir aux ingénieurs des Ponts et -Chaussées sous couvert du Ministère des Travaux Publics, de nombreux plans de détails du montage ainsi que des études précises sur la résistance des matériaux.

A la fin de l'année 1900, une enquête d'utilité publique relative à la construction du pont est ouverte auprès des Marseillais. Le projet, bien accueilli par la population, est ensuite accepté en délibération par la Chambre de commerce. En avril de l'année suivante, ARNODIN fournit aux ingénieurs du port une description du pont ainsi que plusieurs plans d'élévation et de situation.

Dès lors, les services de la ville, sous réserve de quelques modifications de tarif et d'implantation, vont être favorables à sa mise en chantier. Durant ces premières années, le cahier des charges va s'imposer dans sa forme définitive, principalement identique à celui de la concession nantaise. Il stipulait notamment l'obligation pour le concessionnaire de fournir un cautionnement de 25.000 francs, remis à la Caisse des Dépôts et Consignations, somme qui lui serait rendue une fois l'ouvrage achevé. Le 8 mars 1902, le pont à transbordeur est déclaré d'utilité publique par le décret du Président de la République Emile Loubet. Il paraît au journal officiel le 12 mars suivant.

Durant plus d'une année encore, seront discutés et vérifiés par les ingénieurs des Ponts et Chaussées de nombreux et ultimes mémoires descriptifs relatifs aux différents aspects de la construction. Enfin, les premiers pieux devant servir aux piliers d'amarrage du pont sont enfoncés dans le sol du Vieux-Port au début de l'hiver 1903.

En franchissant l'entrée du Vieux-Port, le transbordeur permettait donc de former un prolongement depuis le quai de la Tourette jusqu'au boulevard du Pharo. Il était constitué de deux pylônes métalliques hauts de 84,60 mètres, auxquels se raccordaient, suspendues par des câbles, deux parties du tablier, elles-mêmes reliées par une travée centrale de forme parabolique.

Chaque pylône reposait sur quatre piliers de fondation en maçonnerie et comportait huit étages de poutres agencées de façon à résister au mieux à la poussée du vent et à répartir les efforts dans l'ensemble de la construction. A l'intérieur de chaque pylône, un escalier d'accès permettait la visite et l'entretien de toutes les pièces jusqu'au tablier. jusqu'au sommet, l'ascension s'achevait par une échelle métallique: à l'extrémité, un chariot de dilatation recevait l'ensemble des câbles de suspension et de contrepoids et assurait la souplesse de leurs différentes tensions.

A une hauteur de cinquante mètres au-dessus du niveau de la mer, le tablier se développait de part et d'autre de chaque pylône (100 mètres de long dont 65 mètres en avant et 35 mètres en arrière, au-dessus des quais : ces parties arrière comportaient côté fort Saint-Nicolas la salle des machines et côté Saint-Jean le bar-restaurant). Porté par vingt-cinq câbles au nord et au sud, répartis sur sa longueur, le tablier était constitué d'un treillis de poutres métalliques calculé pour s'opposer aux efforts d'un vent intense soufflant transversalement. De part et d'autre, une passerelle de service faite d'un platelage en bois en permettait la visite.

La travée centrale de trente-cinq mètres reliait étroitement les deux parties du tablier. La suspension de l'ensemble de cet ouvrage était assurée par de nombreux câbles (à torsion alternative du système F. ARNODIN) destinés à assurer le contreventement, la retenue ou le contrepoids selon leur emplacement. Chaque pièce était disposée selon les principes de l'amovibilité, c'est-à-dire pouvant être déposée ou reposée individuellement sans nuire au fonctionnement de l'ensemble.

La stabilité du pont était assurée, outre les piliers de fondation enfoncés dans la mer, par deux massifs de contrepoids - ils étaient situés sur chaque rive à trente-cinq mètres en arrière des pylônes et équilibraient les charges verticales dues au poids du tablier et au mouvement de la nacelle avec sa charge.

Construits en maçonnerie, ces véritables monolithes recevaient les câbles de contrepoids et de contreventement assurant la rigidité de la structure métallique. Une galerie permettait de visiter constamment l'état de ces ancrages.

Le transbordeur, enfin, consistait en une nacelle de 120 mètres carrés reliée par trente câbles à un cadre de roulement fixé sur le tablier du pont. Placée au même niveau que les voies d'accès de chaque rive, elle parcourant rapidement - en une minute et demie - les 165 mètres séparant les deux côtés du port. Cette nacelle de vingt-neuf tonnes, faite de poutrelles métalliques et d'un platelage de bois, comportait deux trottoirs aménagés pour les piétons, couverts et garnis de bancs, les voitures et charrettes pouvant se placer au centre. Des tentes verticales pouvaient être déroulées à tout moment afin d'abriter les passagers de part et d'autre les jours de pluie. En ne comportant aucune cloison rigide, cette nacelle n'opposait donc aucune surface à l'action du vent, suivant un principe d'aérodynamisme élémentaire. Le mouvement était obtenu par l'action d'un treuil à marche réversible dont les câbles, en acier de haute résistance, étaient reliés au cadre de roulement. Le réseau des tramways fournissait l'alimentation électrique aux deux moteurs de 25 cv placés dans la salle des machines au sud du tablier. Un conducteur, le wattman, situé sur la nacelle, était maître de la marche du transbordeur, pouvant l'arrêter à tout instant ou l'amener en arrière selon les besoins de la navigation...

Des premières fondations en mer fin 1903 à son inauguration la veille de Noël 1905, la construction même de l'ouvrage ne dépassa pas deux années, conformément aux prescriptions du cahier des charges. Les piliers soutenant les pylônes et les massifs de contrepoids furent les premiers grands travaux de l'ouvrage dès janvier 1904. ARNODIN faisait parallèlement réaliser les voies d'accès des deux quais et installait sur chaque rive la machinerie électrique qui allait servir au montage des pylônes : il s'agissait d'alimenter électriquement une grue auto-élévatrice de son invention, qui permettrait la mise en place des lourdes pièces métalliques.

Les fondations achevées dès octobre 1904, les Marseillais purent voir se dresser contre le ciel les assemblages réguliers des deux pylônes, de 240 tonnes chacun, tel un meccano géant. Le tablier fut installé à partir du mois de mars 1905. Etabli en porte à faux, il fut hissé à la hauteur de 50 mètres grâce à des chariots élévateurs imaginés par Arnodin. L'ultime opération de montage fut la mise en place, en août, de la travée centrale qui devait être raccordée, en une seule opération, au niveau du tablier, malgré un poids de 50 tonnes. Elle fut donc amenée à l'aplomb du tablier sur trois chalands puis élevée électriquement par quatre palans. Très efficaces, les ouvriers du chantier exécutèrent cette phase finale de la construction, bien que particulièrement délicate, en quatre heures et sans aucun arrêt pour la navigation du port.

Les derniers mois virent l'installation de la nacelle: mise en place du transbordeur, du câble tracteur et de la machinerie sur le tablier. Les voies d'accès des deux quais venaient de s'achever, le pont et les abords étaient prêts.

A présent, Arnodin devait soumettre au Ministre des Travaux Publics un programme complet d'épreuves à faire subir à la construction afin d'en vérifier toutes les garanties de sécurité. Inattention principale était portée sur la résistance des matériaux - science particulièrement exacte et approfondie dans les nombreuses études d'Arnodin. Ainsi tout l'ouvrage de Marseille utilisait une même nature de métal pour les pylônes et le tablier afin que chaque partie subisse, dans des proportions égales, les influences de la températures

Ces épreuves furent réalisées à la mi-décembre 1905 sous le contrôle des ingénieurs des Ponts et Chaussées, messieurs Batard-Razelière, Guyot et Lion, qui avaient suivi l'ensemble de l'évolution des travaux.

Compte tenu des résultats satisfaisants, le 22 décembre un arrêté préfectoral autorisa la mise en service du pont. Il fut officiellement inauguré le lendemain: Arnodin et son chef de travaux, Virgile Baudin, purent accueillir pour une traversée avec champagne, le préfet, le maire et les représentants de la Chambre de commerce et du Conseil Général. Ce n'est que le 24 décembre à 15 heures que le pont put enfin s'ouvrir au public, premières traversées sous sa structure métallique qui dut impressionner, par le spectacle de son gigantisme, ces nouveaux voyageurs, comme un cadeau de Noël de l'ère moderne à une ville qui n'en finissait pas de vivre son expansion.

Il en avait coûté à Arnodin, en frais réels de construction, la somme de 1.500.000 francs. Colossal investissement, mais son entreprise avait ici bien réussi : sans nuire à la navigation ni à aucune installation commerciale du Vieux-Port, le pont développait ses 1.400 tonnes à l'endroit le plus efficace requis par sa fonction.

Bénéficiant de plus des acquis des précédents transbordeurs, il en était le représentant le plus perfectionné.

Dès sa mise en service, un arrêté ministériel fixa les règles de sécurité de la navigation du transbordeur, ainsi que ses heures de fonctionnement. La gestion sur place de ce nouveau service était assurée par un gérant recruté par Arnodin et par plusieurs ouvriers chargés du fonctionnement et de l'entretien général.

Très vite, de nombreux visiteurs empruntèrent le parcours de ce nouveau monument. A tel point qu'Arnodin, dès l'année suivante, proposa à la municipalité un nouveau perfectionnement: l'installation d'un ascenseur côté fort Saint-Jean, argumentant sa demande tant sur l'intérêt pratique que sur l'impact de cette nouvelle promenade pouvant faire découvrir la ville aux nombreux étrangers à l'occasion de l'Exposition Coloniale de 1906.8

L'autorisation lui fut donnée au mois de juin, mais ce n'est qu'un an plus tard que l'ascenseur fut ouvert au public. Dès ces premières années également, un débit de boissons fut installé sur le tablier dans le pavillon opposé à celui des machines. L'état du pont était contrôlé chaque année par des ingénieurs des Ponts et Chaussées et le matériel régulièrement entretenu par les employés de la gérance. jusqu'à la Première Guerre mondiale, le trafic de la nacelle et le nombre des ascensions augmentèrent régulièrement. Le choc de ce premier conflit freina brutalement la bonne marche du transbordeur : la plupart de ses employés furent réquisitionnés. En 1919, le gérant devait seul prendre en charge les problèmes de l'entretien général. Quatre années abandonnés, les matériaux constitutifs du pont avaient subi une attaque importante due aux intempéries. Mais, plus que tout peut-être, les nouvelles mesures sociales adoptées au sortir de la guerre, l'augmentation des salaires, et la pénurie des matériaux, allaient contraindre Arnodin à demander l'autorisation d'augmenter les tarifs du passage afin de rentabiliser son exploitation, alors déficitaire.

Cette première alerte allait marquer le début de la longue décadence du pont transbordeur, aggravée, en ce début des années vingt, par une diminution du trafic de la nacelle en raison du développement important du parc automobile. Nouvel incident en 1920 : le feu ayant pris dans la salle des machines détruit les moteurs d'origine. Ils seront remplacés à la hâte par deux moteurs de tramway, beaucoup moins puissants, qui doubleront le temps de la traversée.

C'est au cours de cette période, avant la mort de Ferdinand Amodin le 24 avril 1924, que la concession marseillaise revient à ses trois petits-enfants, encore mineurs, et représentés par leur mère, Renée Arnodin Chibrac, belle-fille de Ferdinand et veuve de son fils Georges, mort à la guerre.

Le pont, vingt ans après sa construction, est alors considérablement détérioré. Le cahier des charges stipulait pourtant la nécessité d'une série de vérifications techniques sur son état général : les inspections annuelles déterminaient les principaux travaux à entreprendre et l'inspection quinquennale de l'ouvrage devait, par des épreuves analogues à celles de 1905, vérifier la bonne résistance de ses matériaux. La dernière épreuve de ce genre, dont les résultats furent satisfaisants, date de 1921. Si le transbordeur pouvait encore assurer le transport de lourdes charges sans aucun danger, les inspections annuelles révélaient en revanche de nombreux travaux de surface à entreprendre. Brusquement vieilli, il n'a plus, à cette époque, auprès des Marseillais, l'aura magique de la modernité de ses débuts ; les passagers se plaignent : bruit, salissures, lenteur, certains regrettent la vue dégagée du port devant cette « affreuse carcasse métallique ».

Très tôt, la succession Amodin va éprouver de réelles difficultés financières dans la maintenance de ses ponts à transbordeur et plus particulièrement dans l'entretien du matériel en raison de l'inflation régulière du coût de la vie, des salaires et des matières premières. Afin de rentabiliser au mieux la concession marseillaise, Renée Arnodin-Chibrac va dès lors, et jusqu'à la destruction du pont, demander régulièrement à la municipalité d'homologuer de nouvelles augmentations des tarifs du passage. Elle insistera également en 1929 afin d'obtenir l'autorisation de faire de la structure métallique du pont le support de publicités lumineuses. Malgré ces tentatives, les revenus ne purent suffire à remettre en état le transbordeur conformément aux demandes des ingénieurs des Ponts et Chaussées. L'état général de l'ouvrage s'aggravant régulièrement, la somme des travaux à entreprendre au début des années trente devient trop lourde pour les enfants Arnodin qui vont, tour à tour, envisager de s'instituer en société anonyme, puis en société à responsabilité limitée, sans qu' aucune de ces entreprises ne voie pourtant le jour.

Métamorphose des années trente, dernière décennie avant sa disparition, les Marseillais continuent cependant d'emprunter, les jours de fêtes, la promenade de son tablier comme pour mieux voir courir les Années Folles du haut de ce vestige d'un passé récent. Par les 14 juillet, les sauts des « trompe-la-mort » ou les bateaux magnifiques rentrant au port, il attire les ascensionnistes des dimanches qui ont fait de la passerelle du pont une promenade toute marseillaise, un lieu de rendez-vous, une attraction un peu désuète. Si les Marseillais se sont alors tout à fait approprié cette découpe métallique - nombreuses sont les cartes postales, affiches ou guides de la ville le représentant - il reste au-dessus du Vieux-Port un élément un peu à part.

La situation en effet a changé : les bassins de la Joliette ont pris le relais des grands transits commerciaux et le canal de la Tourette va bientôt être comblé, laissant le Vieux-Port replié sur lui-même. Le pont est-il encore vraiment utile ?

La Chambre de commerce, fréquemment en rapport avec la famille Arnodin va, au cours de ces années, envisager le rachat de la concession afin de démolir cette installation et de la remplacer par un nouveau service de bac, plus adapté à la nouvelle situation économique du port.

Le problème de plus en plus insolvable de cette exploitation sans cesse déficitaire allait encore s'aggraver en 1936 avec la grève du personnel du port. Face à des augmentations de salaire inévitables et aux coûts élevés des matières premières, le budget est irrémédiablement déséquilibrés En 1939, les chiffres sont révélateurs : on estime à 600.000 francs le prix de sa démolition alors qu'un investissement pour une remise en état complète s'élèverait à 995.000 francs, dont 230.000 pour des travaux de première urgence.

Les services techniques rappelant régulièrement à la succession Arnodin l'urgence des travaux à entreprendre, Madame Arnodin-Chibrac, au cours de ses nombreux échanges avec la municipalité et la Chambre de commerce, qui ne parvient toujours pas à lui donner une réponse définitive quant au rachat de l'ouvrage, ne peut, dans un premier temps, qu'agir sur l'augmentation des tarifs du transbordeur.

Or ces demandes, gérées avec lenteur par l'administration, sont accordées toujours trop tard par rapport à l'inflation - avec parfois plus d'une année de délibération avant leur homologation. Elles sont alors déjà insuffisantes et entraînent le besoin de nouvelles hausses de tarif.

Avec le début des années quarante, l'ascenseur est officiellement mis hors service en raison de son mauvais état.

Ces années de guerre, particulièrement difficiles en ce qui concerne le ravitaillement du pont en outillages, seront celles d'une ultime tentative financière afin d'entamer sa restauration: une nouvelle augmentation du tarif du passage venant d'être accordée, une partie de cette somme (0,075 F sur 0,50 F) alimenterait une caisse spéciale « travaux de grosses réparations ». Cet accord financier établi entre la ville et le concessionnaire devait également rester soumis au contrôle comptable des ingénieurs du port. En effet, le pont devient dangereux : le poids autorisé à être transporté par la nacelle est réduit de moitié. Une expertise confirme les dégâts, notamment au niveau du platelage et du câblage, qualifié de « danger réel et permanent ». De plus, ces 1.400 tonnes de fer pourraient, en ces temps troublés, être aisément réutilisées.

Dès 1940, le Groupement d'importation et d'achat de Vieilles Ferrailles, en liaison avec la Chambre de commerce, envisage la démolition du pont: le Ministère des Travaux Publics est de plus en plus favorable à cette solution. C'est cependant la loi du 29 septembre 1942 de réquisition sur tout le matériel utilisable par l'économie nationale - et notamment les métaux - qui va signer la condamnation du transbordeur: le 23 mai 1943, il est cité au journal officiel parmi une liste de biens nécessaires à l'industrie. Quelques mois plus tard, un arrêté de l'Office des Fontes, Fers et Aciers officialise sa réquisition, la Chambre de commerce devant participer financièrement à cette démolition. Mais la guerre va prendre le dessus

le 20 mars 1944, les autorités d'occupation interdisent son fonctionnement.

A la veille de la Libération, alors que les combats s'intensifient dans la ville, les Allemands, le 22 août 1944, font sauter à l'explosif le pylône nord qui s'écroule dans les eaux du Vieux-Port en entraînant la travée centrale. La guerre terminée, le Vieux-Port ravagé par les bombardements, il n'était plus question de reconstruire le pont dont le dernier pylône se dressait encore dangereusement au-dessus du port.

Ainsi, le 30 août 1945, un communiqué à la presse prévenait les habitants du quartier de l'ultime démolition. Le 1er septembre suivant, les ingénieurs des Ponts et Chaussées se chargeaient de cette dernière partie : le pont à transbordeur en avait fini d'exister.

Le bouleversement topographique entraîné par ce second conflit mondial allait ainsi servir de support à une nouvelle ère de changements dans la vie du Vieux-Port marseillais. Remplaçant le pont par un tunnel, de nouvelles données industrielles et techniques finissaient de faire glisser dans le domaine de l'histoire des réalisations vieilles d'à peine un demi-siècle.

Cette union entre un port et un pont, si marquée par l'éphémère, où pendant quarante ans l'heure du métal aura tenté de s'imposer dans une ville ancrée dans la tradition de la pierre, où l'image d'innovation technique d'un monument s'infléchit, dans l'appropriation qui en est faite, vers un espace de promenade, cette union, si elle avait survécu à un début de siècle si chargé en bouleversements, aurait vu Marseille hériter une seconde fois du pont à transbordeur, le 8 mars 1977, soixante-quinze ans après son décret d'utilité publique, au terme de la concession.

Très en vogue durant les dix premières années du siècle, ces ponts à transbordeur ont tenté d'implanter la modernité dans d'importantes villes françaises.

Mais leur efficacité n'aura duré qu'un quart de siècle : assassiné par sa propre époque, le transbordeur aura petit à petit perdu son efficacité, dépassé par l'imagination des générations nouvelles. Perchoir géant pour les oiseaux exotiques échappés des bateaux rentrant des îles, même son admirable structure métallique aura vu s'évanouir son reflet dans le regard du Marseillais.

Mais, plus que tout peut-être, au-delà de l'exemple spécifique d'une construction moderniste à Marseille, le mariage de la ville et du pont à transbordeur est le reflet brillant et nostalgique d'une époque alternant grandeur et désuétude.

 

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